Myriam Meyer : Je suis arrivée dans l’enseignement un peu par hasard. Je viens d’une famille d’enseignants, donc je ne voulais surtout pas suivre le même chemin. Et pourtant, j’y suis venue, presque sur un malentendu. Ce sont mes élèves qui m’ont fait aimer ce métier, qui m’ont révélée à moi-même.

Quand je suis arrivée dans mon établissement en réseau d’éducation prioritaire, j’étais armée de mon latin, mon grec, ma littérature. Après hypokhâgne à Louis-le-Grand et Paris IV, où l’on passe des heures sur Crébillon ou Aristophane, atterrir dans une classe de 3e où le COD est pris pour un adverbe, ça fait un choc. On n’est pas préparé à ça. Les formations sont très théoriques, déconnectées. Personne ne m’avait dit que j’aurais en face de moi des adolescents avec une histoire, des blessures, une richesse.

Le jour où je suis entrée dans une classe avec 25 paires d’yeux braqués sur moi, je me suis dit : «Bon, on y va au talent.» J’ai reçu ce trésor de langue, de culture, je vais le leur transmettre, coûte que coûte. Ils le méritent. Et comme je les aime, je vais être exigeante. Ce sera difficile, inconfortable parfois, mais parce qu’ils méritent le meilleur.

Je leur ai dit : «On va souffrir ensemble, je vais me tromper, mais on va avancer.» Et je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas avoir peur d’être exigeant, ni de dire à un enfant qu’il est extraordinaire. Je les vouvoyais, ce qui les choquait : «Wallah, elle nous parle comme à un ministre.» Mais c’était une manière de leur dire : vous êtes des futurs adultes et j’ai beaucoup de respect pour vous.

On rêve ensemble, on verbalise beaucoup. Je leur disais que s’ils apprennent la deuxième déclinaison ce n’est pas juste pour l’apprendre, mais parce que derrière, il y a une culture, un sens, une richesse qui va leur appartenir.

Le professeur, c’est aussi celui qui peut dire à un enfant que oui, c’est dur. Oui, c’est difficile de parler d’amour courtois quand on vit à six dans 35 m² et qu’on est primo-arrivant. Mais on va y arriver ensemble. Je crois profondément qu’être là, concrètement, humainement, de façon exigeante, c’est ce qui leur permet de rêver plus haut.

Myriam Meyer : Je fais les deux, je garde une posture d’enseignante, mais je descends aussi de l’estrade. Je suis toujours au milieu d’eux, pour les motiver, pour voir qui somnole ou se lime les ongles… On bouge beaucoup.

Je les vouvoie, mais ce n’est pas une barrière. On peut tout autant créer des liens forts en vouvoyant. Je leur lançais des piques pleines d’affection, ils adoraient. Ce qui compte, c’est qu’ils sentent qu’ils comptent pour vous.

Je n’ai rien inventé de révolutionnaire : j’ai fait des clubs de théâtre, des voyages. Mais faire un voyage scolaire, pour moi, c’était essentiel. J’enseigne deux langues qu’on appelle, à tort, «mortes». Il fallait rendre ça vivant.

Je les ai emmenés à Rome, en Provence. Ce n’est pas simple : les lignes budgétaires, les conseils d’administration… Tout est fait pour vous décourager. Mais quand vous partez avec 50 gamins en mai à Rome, que vous mangez avec eux, que vous les voyez s’émerveiller, courir, poser des questions, c’est une joie immense.

Un élève m’a demandé devant la basilique Saint-Pierre : «Madame, pourquoi la basilique de Créteil, elle n’est pas comme ça ?» Ça m’a marquée. Il ne faut pas sous-estimer ce que peut provoquer la beauté dans une vie.

Un jour, un élève m’a dit : «Mais pourquoi vous faites tout ça, madame ?  » Je lui ai répondu : «Parce que vous n’avez pas assez de beauté dans votre vie.» Et à partir de là, on a vu naître quelque chose.

Même les déclinaisons ou l’optatif grec devenaient concrets dans les rues de Rome ou sur les pierres antiques. On riait ensemble, on priait même pour que le chauffeur de bus tienne la route. Ce sont des moments très forts.

Je crois qu’on peut être sur une estrade et très proche, qu’on peut petit déjeuner avec eux et rester exigeant. Il faut sortir des caricatures : «le vouvoiement met à distance», «l’estrade, c’est l’autorité», «le tutoiement, c’est du mépris»… Ce sont des discours rigides. Il faut remettre de la liberté, de l’air dans l’éducation.

Myriam Meyer : Je veux vraiment parler du rôle des personnels de direction. J’ai eu la chance d’en croiser deux exceptionnels. Mon principal adjoint, mon mentor, est mort d’épuisement dans l’exercice de ses fonctions. Et ma principale, une hussarde de la République, comme on en fait peu.

Ces deux-là m’ont portée, même quand je doutais. Ils m’ont protégée, accompagnée, facilité la vie dans les méandres administratifs. On ne dit pas assez combien les chefs d’établissement sont aussi soumis à des violences institutionnelles. Et pourtant, ils peuvent changer la vie d’un jeune prof.

Je n’aurais jamais écrit mon livre Wesh Madame ?! sans eux. Ce sont eux qui ont cru en moi. Alors oui, ce n’est pas très «moderne», mais je crois qu’on a besoin de vrais bons chefs. Humains, exigeants, à l’écoute.

Il faut sortir de cette vision très cloisonnée : les chefs d’un côté, les profs de l’autre. Il faut du collectif. Il faut que les directions donnent de l’élan, qu’elles osent, qu’elles permettent aux enseignants d’innover, de respirer.

On a besoin de reconnaissance, de confiance, de liberté pour créer. Et surtout, on a besoin de croire qu’on peut faire bouger les lignes